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Éloge de l'amour au quotidien

Oh ! Bien sûr, ces blessures vous ont parfois forgé force, courage et résistance, mais à quel prix ? Je crois reconnaître assez bien les adultes privés de cocon familial harmonieux, qu’il le doivent à l’internat, au divorce ou à l’abandon.
Je me suis battu très tôt, avec mes poings, avec ma tête. Il fallait bien se défendre. Dans ce pensionnat, à côté du règlement officiel, régnait la loi de la jungle. J’avais des poings solides et de bons alliés qui ont remplacé sauvagement, des années durant, la protection d’un père, d’une mère ou d’un grand frère. Mais quelle chance de pouvoir crier aux camarades plus grands, plus agressifs :
« Si tu me fais mal, mon père viendra et mon père, il est fort ! » Savoir qu’un protecteur, là-bas, dans ma maison, à portée de ma main, peut venir me secourir en cas de besoin. Quelle source de confiance pour l’avenir ! Sinon, trop souvent on s’inquiète, trop souvent on s’imagine, trahi, abandonné. On doute, on manque de foi.
Ah ! Une mère courageuse, aimante, constante, présente, sur laquelle on peut s’appuyer avant de la soutenir un jour à son tour. « Ta mère t’a porté, il te faudra porter ta mère », proverbe arabe.
Dans cette école, les résultats scolaires nous rendaient très heureux ou très malheureux, reconnus ou méprisés. Certains élèves étaient même renvoyés pour notes insuffisantes. Les parents, eux, ne nous rejettent jamais, et cela-même quand nous les décevons, à moins, bien sûr, qu’ils ne soient dénaturés. Quelle grâce d’être aimé sans condition, sans performances obligatoires, simplement parce qu’on est l’enfant de cette mère, de ce père. Cela ne rappelle-t-il pas l’image d’un Dieu infiniment grand, protecteur et bienveillant qui nous a crées ?
Dans une vraie famille, on parle, on vit des choses ensemble, du quotidien, du banal, mais aussi du grandiose, du tragique, du comique, du voyage et toujours dans cette continuité qui fait les ouvrages réussis. Les parents contemplent leurs enfants qui cherchent à grandir, à s’épanouir, comme le jardinier suit du regard et du cœur la plante qui lui est confiée. Il entoure, il répare, il accompagne, il redresse, à la fois humble et ferme.
Je n’ai pas bien connu ces parents-là et je découvre encore aujourd’hui mes défauts de construction, par manque de soins, par manque de suivi. J’ai appris très tard à me laver les dents d’une façon logique. Etonnamment, moi, l’enfant breton des bords de mer, à dix-sept ans, je ne savais pas nager.
Je savais, par contre, remarquablement mentir pour échapper aux punitions, et tricher pour éviter les mauvaises notes. En fait, la famille enseigne tous ces gestes intimes qui peuvent devenir beaux et justes, toutes ces attitudes morales, par une présence continue, pleine d’amour et d’exigence, une véritable nourriture spirituelle. En pension, on nous faisait la morale. On ne vivait pas la morale.
On nous imposait des corvées, on ne partageait pas des tâches nécessaires, naturellement, fraternellement, filialement.
Hélas, tant de familles aujourd’hui, ressemblent à des internats. On vit ensemble, mais distraitement, légèrement, machinalement, les uns à côté des autres. Et l’on devient alors un jour, cet adulte orphelin, cet éternel adolescent qui tourne autour de la maison familiale avec nostalgie, parce qu’il n’a pas reçu l’essentiel et qu’il attend toujours.
Il arrive aussi que, réalisant tout ce qui a manqué à l’enfant d’hier, on cherche à donner de toutes ses forces, de toute son âme, de tout son esprit, à l’enfant d’aujourd’hui et de demain, le merveilleux refuge d’une famille unie, fervente, qui en fera un véritable adulte.
« Plus je connais les hommes, plus j’aime mon chien », disait une femme désabusée. Hélas, son chien passait sont temps à aboyer sur les passants.
De même, tant de gens abandonnent le monde pour une retraite prématurée en Haute-Provence, sur une île bretonne ou dans un lieu de haute spiritualité où ils pourront enfin se consoler de la bêtise des hommes et de la pollution, en cultivant leur jardin mais en oubliant les autres.
Aimer l’autre, c’est aussi choisir le monde de l’autre.
Au fait, ça veut dire quoi « aimer l’autre » ?
Idéalement, c’est peut-être éprouver autant de joie et de peine que lui quand il en éprouve ? Oui, partager son plaisir et sa douleur. Sa joie devient ma joie, sa peine devient ma peine.
Amoureusement, la joie de l’être aimé devient ma joie, humaniste, la joie du monde devient ma joie, la souffrance du monde devient ma souffrance. J’aime de plus en plus large, je ressens de plus en plus vaste.
Je me souviens de cette légende de Ramakrishna, dont le dos s’ensanglante au spectacle d’un bœuf que l’on fouette avec brutalité. N’est-ce pas aussi l’expérience de François d’Assise qui aime tant le Christ, qu’il s’identifie à lui ? Son corps porte soudain les stigmates de la passion.
Le véritable amour de la mère pour l’enfant ressemble à cela. Elle pourrait dire « j’ai mal à mon enfant, j’ai plaisir à mon enfant ».
Les amants aussi, quand ils s’aiment totalement, connaissent cette fusion, ils peuvent ressentir à l’unisson le meilleur et le pire.
De même, comment comprendre sans cela, l’exaltation de certains résistants à l’heure du sacrifice, juste avant la rafale qui va les anéantir ? Ils se sentent tellement liés à cette France vénérée, qu’ils s’identifient à elle, et à tous ceux qui vont survivre.
La haine, au contraire, nous fait chanter quand l’autre pleure et pleurer quand il chante.
Aimer de plus en plus sa femme, ses enfants, ses amis, ses ennemis, « tous » les humains quels que soient leur race, leur milieu social, leurs idées, simplement parce qu’ils sont des hommes, nos frères, voilà l’incroyable idéal vers lequel il nous faudrait tendre.
Mais comment procéder ?
Comment se transformer soi-même pour développer ce pouvoir d’aimer ?
Bien sûr, certains sont privilégiés, question de nature peut-être ou d’éducation ? Ils aiment comme ils respirent, toujours prêts à s’intéresser à l’autre, à donner, à partager, à pardonner. Pour d’autres, moins doués au départ, la tâche est difficile, elle dure le temps d’une vie. Il s’agit d’apaiser les rancœurs, les rancunes, le doute et l’inquiétude, il s’agit de chasser les nuages pour faire place au soleil. Ces nuages que sont toutes ces pensées nauséabondes qui engendrent jalousie, haine et peur.
Il s’agit de penser autrement, comme on fait sa lessive à grands coups d’eau et de savon.
Alors, on aperçoit le positif dans tous les êtres, on cultive la reconnaissance pour tous ceux-là qui agissent autour de nous, pour les ancêtres disparus, pour cette mère, même imparfaite, qui nous a porté, pour ce père tendre sous l’écorce, pour cette nature et celui qui l’a créée.
Alors s’éveille au fond du cœur, au bout des lèvres, un merci émerveillé, les nuages font place au soleil. On commence à regarder les défauts du prochain comme de douloureuses maladies de l’âme, dont on aimerait, quand cela est possible, l’aider à guérir. L’hypocrisie : une maladie ! L’avarice : une maladie ! L’égoïsme : une maladie ! Nous sommes tous de grands malades de l’âme, mais nous ne voyons la maladie que chez les autres : « On voit la paille dans l’œil du voisin mais pas la poutre qui est dans le sien. » (Luc 6. 39-42)
Nous pourrions nous guérir les uns, les autres, avec tendresse. Hélas, nous préférons souvent nous condamner et nous contaminer, nous préférons le meurtre au salut partagé, nous préférons la grisaille boueuse au merveilleux soleil qu’on appelle l’amour.
Maxime Piolot

Éloge de la culpabilité
La belle chose que la culpabilité, hélas trop souvent incomprise, calomniée, dénaturée. Un monde sans sentiment de culpabilité est un monde où se déploie la guerre de tous contre tous, feutrée ou barbare, civilisée ou brutale. Dès qu’on prononce ce mot, culpabilité, on voit des visages se crisper sur leur passé, on s’indigne, on se révolte, c’est presque un mot grossier. Quelle ingratitude pour cet instinct qui nous tombe du ciel et que nous avons trop souvent étouffé ou retourné en son contraire. La même ingratitude que pour sa petite sœur la douleur. Chacun sait que la douleur nous avertit qu’il faut faire quelque chose, se soigner ou retirer sa main du feu. La douleur est une aide, une protection. Sans elle, on peut laisser le pire se développer dans notre corps. N’est-elle pas la principale alliée du médecin ? La culpabilité joue le même rôle, elle nous avertit que nous détruisons en nous, autour de nous, que nous ne construisons pas en nous, autour de nous. (Celui qui se contente de ne pas faire de mal ne joue pas son rôle d’être humain.)
La belle et bonne culpabilité est un sens comme la vue ou l’ouïe, un sens moral. Celui qui ne le possède pas ou qui l’a laissé se corrompre devient insensible, indifférent, infirme. Rappelez-vous l’Étranger de Camus. Que d’infirmes aujourd’hui, légers, désinvoltes, aveugles du cœur dans la vie familiale, professionnelle, économique. « Je passe des heures devant une émission niaise, je perds mon temps, je ne me sens pas coupable, je vends des produits dangereux ou dérisoires, je ne me sens pas coupable, je passe, indifférent à cette main tendue sur le bord du chemin, je ne me sens pas coupable. Je m’accommode de mon avarice, de ma lâcheté, de mes accès de colère, de mes sombres humeurs qui empoisonnent l’atmosphère, je ne me sens pas coupable, je m’accepte tel que je suis.
Quelle horreur : je m’accepte tel que je suis. J’accepte ma chambre sale, mon jardin abandonné. » Surtout ne pas se sentir coupable, rester serein, ou alors rejeter la faute sur les autres, c’est à cause de mon père, de ma mère, de mon éducation, c’est la faute au karma, aux étoiles, à la société ou au diable.
L’avarice, l’hypocrisie, la lâcheté, la vanité, la servilité, l’égoïsme sont des maladies de l’âme, la culpabilité avertit qu’il faut tenter de guérir. Éveiller à la douleur du corps, la nature s’en charge,
éveiller à la douleur de l’âme, à la culpabilité, l’être humain lui-même doit s’en charger avec l’aide, bien sûr, du créateur. N’est-ce pas aussi le rôle d’une éducation bien faite ?
Que de subtiles raisons ne va-t-on pas chercher pour en finir avec cette empêcheuse de tourner en rond, que de beaux clichés :
« L’important, c’est d’être heureux. »
« L’homme est fait pour être libre. »
Hélas, on sait bien que liberté sans amour n’est que ruine de l’âme et du monde. Je pense à cette phrase de Madame Rolland à qui on allait couper la tête : « Liberté, que de crimes on commet en ton nom.
Quel dommage que Maurice Papon ne se soit pas senti un peu coupable de sa servilité ou de son absence de compassion. Mais ne sommes-nous pas nous-mêmes parfois de petits Maurice Papon ?
« On se croit le cœur pur
Sans savoir qui l’on blesse
Quel enfant du futur
Nous devra sa tristesse. »
Évidemment, certains dogmatismes politiques, religieux, sectaires ont utilisé, en le dénaturant, ce sens divin qu’est la culpabilité. Pensez au nazisme, au stalinisme, à la religiosité, à tout pouvoir égoïste. On manipule, on oppresse, on persécute grâce à une caricature de culpabilité qui devient obsessionnelle ou trop lourde.
La culpabilité dénaturée a pu ainsi devenir l’arme des inquisiteurs, des jaloux, des puritains, des moralistes étriqués.
Beaucoup d’innocents se sont sentis coupables des choses les plus naturelles, un peu comme un homme en bonne santé qui se croit malade et se bourre de médicaments qui le rendent vraiment malade. On peut agir pour le bien des autres et se croire coupable, on peut enfin penser à soi et se croire égoïste, se faire plaisir, cultiver ses talents et se sentir à tort indifférent aux autres, punir un enfant qui en a besoin et se croire trop sévère, se séparer d’un être qui nous détruit et se détruit et s’imaginer pêcheur impardonnable. La morale est un art délicat, la culpabilité est sa servante subtile et fragile. Elle exige une grande lucidité, une conscience aiguë. Imaginez un phare qui éclaire l’océan mais aussi l’intérieur du phare, une lumière qui peut se retourner vers la source. Quelles sont les conséquences de mon acte mais aussi pourquoi ai-je agi ainsi ? Suis-je vraiment en accord avec mon être le plus profond ? La lumière fait peur ou fait défaut. Et, sans lumière, pas de culpabilité, sans regard sur soi-même, pas d’inquiétude hélas. La lumière, bien sûr, peut être déformante, on devient daltonien, on se croit coupable et on ne l’est pas.
Imagination et compassion doivent également préparer le terrain. Si je n’imagine pas ce que deviendront ces enfants à qui je donne si peu de temps, si peu d’amour, comment me sentirais-je coupable ?
« La bêtise surtout
Rend les âmes faciles
Je me sens inutile. »
…disait le diable dans une chanson. La bêtise, c’est aussi l’absence d’imagination, on rêvasse, on somnole, uniquement préoccupé du bien-être physique, sentimental ou intellectuel.
Pas de compassion sans imagination, sans le sens de l’autre. On fait du mal souvent par insouciance, ignorance, manque de suite dans les idées, par égoïsme bien sûr : je ne savais pas, je n’ai pas réfléchi. Les bombardiers d’Hiroshima savaient-ils ? Et savons-nous ce que devient cette parole venimeuse qui poursuit son chemin, répétée, amplifiée, utilisée ? Avions-nous prévu ?
Comprendre l’autre, souffrir avec l’autre, c’est s’ouvrir à la responsabilité, à la culpabilité. Mais que faire de cette compagne encombrante et nécessaire ? Une amie. Nous sommes, disait Montaigne des « jardins imparfaits » qu’il nous faut inlassablement cultiver. Que de terres abandonnées, que de terres dévastées. Plus jamais cela, disaient certains enfants de parents massacreurs.
Bien sûr, on n’est pas des saints, mais on peut s’embellir soi-même, embellir le monde qui nous entoure. Ne sommes-nous pas des artisans de l’humanité ? Alors, après un geste maladroit, une attitude irresponsable, après la douleur devant l’œuvre salie ou brisée, quelle joie de s’engager à tout faire pour réparer ou sauver l’œuvre et que l’amour triomphe. Ne soyons pas des pourceaux satisfaits, passons par l’inquiétude, le doute et la culpabilité afin de mieux cultiver nos talents, ces talents dont le monde a besoin.
Maxime Piolot
Éloge de la famille

« Familles, je vous hais », écrivait André Gide.

Cet écrivain avait-il seulement connu la pension pendant ses années d’enfance ? J‘en doute. Il aurait peut-être, alors, ressenti dans sa chair, dans son âme, dans son esprit la douleur de l’absence.
J’ai vécu, enfant, d’interminables années d’internat. Je voyais ma mère tous les trois mois, et mon père un fois par an, quand tout allait bien. J’ai donc surtout connu ma famille par son absence et par mes retrouvailles avec elle. Alors, peut-être puis-je en parler, elle m’a tellement manqué.
Un symptôme d’abord : je dérobais souvent, à la fin des vacances, un objet familier, une paire de ciseaux, un crayon à gomme, une cuiller, un carnet et je l’emportais pieusement au bahut, en cachette (qui aurait compris ?), comme pour emporter quelque chose de mon nid.
Ma mère n’était pas très maternelle mais c’était ma mère.
Mon père, ce guerrier tendre sous l’écorce, guerroyait en Indochine, en Algérie, et son absence ne m’a jamais quitté. Quand je le retrouvais, je restais devant lui étranger, silencieux, absent à mon tour.
La famille, ce sont des visages rassurants qui vous regardent grandir, mais que vous ne voyez pas vieillir. Ils se transforment devant vous, doucement, paisiblement.
Au contraire, mes parents me surprenaient chaque fois que je les retrouvais. Ils vieillissaient par à coups, par bonds successifs. Dans le train de vacances qui me ramenait vers eux, je m’interrogeais anxieusement : « Quelle tête auront-ils ? Quel visage, quelles rides nouvelles, quelle expression inconnue ? » D’ailleurs, mes frères et sœurs qui demeuraient à la maison, pour le meilleur et pour le pire, comme ils me semblaient différents de moi ! J’enviais leurs habitudes acquises au fil des années, leur aisance au foyer. Quant à moi, j’étais comme un pingouin importé. Ils vivaient dans la continuité, dans la régularité, dans le rythme. Je vivais en dehors de leur monde qui aurait dû être le mien.
Dans mon école, on portait un uniforme, toujours le même. Ce n’était pas des habits choisis, personnels, avec une histoire. Chaque vêtement possède une emprunte, une odeur, un air de famille.
Quand arrivait la rentrée des classes, je devais me dépouiller de mon vieux pull-over, de la chemise rouge, du pantalon bleu et vaguement reprisé, des chaussures légères. J’avais le droit, oh joie , d’emmener l’écharpe tricotée par ma grand-mère, moitié relique, moitié bouée de sauvetage. C’était un peu de ma maison que j’emportais avec moi.
Et que dire des histoires qui grandissent avec nous, des souvenirs, vrais ou faux, qui constituent la légende commune. « A six ans, Joël a chanté tout seul à la messe. Il avait une si jolie voix. Alain, à huit ans, a plongé tout habillé dans l’océan. » Chaque jour apporte son lot de petits événements, d’histoires qui se répètent, se transforment, nouvelles, anciennes, et tout cela vient se confondre dans la mémoire familiale, source d’inspiration pour l’existence à venir.
Allez raconter ces trésors d’intimité aux copains du collège ou au éducateurs ! Quels sarcasmes, quelle indifférence en retour ? Alors, on devient un peu sauvage, un peu renfermé ou ironique, on garde pour soi l’essentiel, un essentiel souvent mutilé ou renié. Le légendaire familial, quand il vous a été volé, vous manquera toute votre vie.
Oh ! Bien sûr, ces blessures vous ont parfois forgé force, courage et résistance, mais à quel prix ? Je crois reconnaître assez bien les adultes privés de cocon familial harmonieux, qu’il le doivent à l’internat, au divorce ou à l’abandon.
Je me suis battu très tôt, avec mes poings, avec ma tête. Il fallait bien se défendre. Dans ce pensionnat, à côté du règlement officiel, régnait la loi de la jungle. J’avais des poings solides et de bons alliés qui ont remplacé sauvagement, des années durant, la protection d’un père, d’une mère ou d’un grand frère. Mais quelle chance de pouvoir crier aux camarades plus grands, plus agressifs :
« Si tu me fais mal, mon père viendra et mon père, il est fort ! » Savoir qu’un protecteur, là-bas, dans ma maison, à portée de ma main, peut venir me secourir en cas de besoin. Quelle source de confiance pour l’avenir ! Sinon, trop souvent on s’inquiète, trop souvent on s’imagine, trahi, abandonné. On doute, on manque de foi.
Ah ! Une mère courageuse, aimante, constante, présente, sur laquelle on peut s’appuyer avant de la soutenir un jour à son tour. « Ta mère t’a porté, il te faudra porter ta mère », proverbe arabe.
Dans cette école, les résultats scolaires nous rendaient très heureux ou très malheureux, reconnus ou méprisés. Certains élèves étaient même renvoyés pour notes insuffisantes. Les parents, eux, ne nous rejettent jamais, et cela-même quand nous les décevons, à moins, bien sûr, qu’ils ne soient dénaturés. Quelle grâce d’être aimé sans condition, sans performances obligatoires, simplement parce qu’on est l’enfant de cette mère, de ce père. Cela ne rappelle-t-il pas l’image d’un Dieu infiniment grand, protecteur et bienveillant qui nous a crées ?
Dans une vraie famille, on parle, on vit des choses ensemble, du quotidien, du banal, mais aussi du grandiose, du tragique, du comique, du voyage et toujours dans cette continuité qui fait les ouvrages réussis. Les parents contemplent leurs enfants qui cherchent à grandir, à s’épanouir, comme le jardinier suit du regard et du cœur la plante qui lui est confiée. Il entoure, il répare, il accompagne, il redresse, à la fois humble et ferme.
Je n’ai pas bien connu ces parents-là et je découvre encore aujourd’hui mes défauts de construction, par manque de soins, par manque de suivi. J’ai appris très tard à me laver les dents d’une façon logique. Etonnamment, moi, l’enfant breton des bords de mer, à dix-sept ans, je ne savais pas nager.
Je savais, par contre, remarquablement mentir pour échapper aux punitions, et tricher pour éviter les mauvaises notes. En fait, la famille enseigne tous ces gestes intimes qui peuvent devenir beaux et justes, toutes ces attitudes morales, par une présence continue, pleine d’amour et d’exigence, une véritable nourriture spirituelle. En pension, on nous faisait la morale. On ne vivait pas la morale.
On nous imposait des corvées, on ne partageait pas des tâches nécessaires, naturellement, fraternellement, filialement.
Hélas, tant de familles aujourd’hui, ressemblent à des internats. On vit ensemble, mais distraitement, légèrement, machinalement, les uns à côté des autres. Et l’on devient alors un jour, cet adulte orphelin, cet éternel adolescent qui tourne autour de la maison familiale avec nostalgie, parce qu’il n’a pas reçu l’essentiel et qu’il attend toujours.
Il arrive aussi que, réalisant tout ce qui a manqué à l’enfant d’hier, on cherche à donner de toutes ses forces, de toute son âme, de tout son esprit, à l’enfant d’aujourd’hui et de demain, le merveilleux refuge d’une famille unie, fervente, qui en fera un véritable adulte.

Maxime Piolot

Éloge de la peur

La peur ! Quelle étrange compagne, peut-être la plus impopulaire.
On dit qu’elle est mauvaise conseillère et Jean-Paul II ne proclamait-il pas au début de son pontificat : « N’ayez pas peur ! »
Pourtant, cette diablesse passe son temps à nous sauver la vie. Que de tentations refoulées, que d’existences épargnées grâce à elle. Pensez à la merveilleuse peur du gendarme qui nous empêche de doubler ce lourd camion qui se traîne lamentablement sur une route étroite. Et ce feu qui n’en finit pas d’être rouge quand la personne aimée nous attend quelque part, dans cette ville déserte, on le respecte parce qu’on a peur d’être vu, d’être pris, d’être châtié.
Moi qui vis près de l’océan, je remercie la peur salutaire qui empêche les bateaux pirates de déverser leurs résidus sur nos côtes. La dissuasion nucléaire n’est-elle pas basée sur la peur de la réaction de l’autre ? « Si tu veux la paix, prépare la guerre. »
On voit même parfois, à la chute d’un redoutable tyran, les citoyens libérés regretter leur ancien maître en déclarant, hélas: « Au moins, avec lui, il y avait de l’ordre, on n’était pas libres, mais on était tranquilles. »
D’ailleurs, je dois avouer qu’à l’école, la peur de la punition ou de la fureur paternelle m’a sauvé de la paresse et m’a fait réussir quelques examens utiles, moi qui, alors, détestais l’école, malheureusement ! Je me souviens encore avec terreur de l’annonce des résultats et de la joie correspondante quand le glaive de la mauvaise note m’avait épargné. « Sauvé, pensais-je, je suis sauvé ». Pour être sauvé, je travaillais dans la douleur, et puis un jour, j’ai aimé comprendre, apprendre, savoir, mais en attendant, vive la peur !
La crainte de Dieu, la peur de l’enfer, ou d’un karma trop lourd, a certainement évité à l’humanité des crimes plus horribles encore. Voltaire ne disait-il pas que la crainte de Dieu peut remplacer des milliers de gendarmes. Cette crainte de Dieu que l’on voit sans cesse glorifiée dans le Coran :
Sourate 4, verset 34 :
« Quiconque agira ainsi par méchanceté et injustice, Nous le ferons brûler par le feu ; cela est facile à Allâh. »,
Sourate 5, verset 156 :
« Et ceci est le Livre que Nous avons révélé : il est une bénédiction. Suivez-le donc et craignez
Allâh. Peut-être obtiendrez-vous la miséricorde. »
et dans l’Ancien Testament :
L’Exode, Le Décalogue, 20, versets 18 à 21 :
« Tout le peuple voyant ces coups de tonnerre, ces lueurs, ce son de trompe et la montagne fumante, eut peur et se tint à distance. Ils dirent à Moïse : Parle-nous, toi, et nous t’écouterons ; mais que Dieu ne nous parle pas, car alors c’est la mort. Moïse dit au peuple : Ne craignez pas, c’est pour vous mettre à l’épreuve que Dieu est venu, pour que sa crainte vous demeure présente, et que vous ne péchiez pas. Le peuple se tint à distance et Moïse s’approcha de la nuée obscure où était Dieu. ».
Bien-sûr, certains prétendent que la crainte n’est pas la peur, mais je crois que, là encore, on cherche à disqualifier cette souveraine protectrice.
La peur d’une douloureuse indigestion ou d’une obésité déformante, la peur du cancer ou du sida, ne sauve-t-elle pas chaque jour des millions d’être humains ?
Dieu a inventé la peur et l’a même offerte en présent aux animaux. Observez-les, toujours en alerte, toujours prêts à s’envoler ou à fuir, grognant, se hérissant pour effrayer l’adversaire éventuel. La peur est leur indispensable bouclier.
La peur est nécessaire, en attendant mieux. La peur du gendarme sauve des milliers de vies, chaque année, sur les routes. Un jour, peut-être, les citoyens aimeront tellement l’existence de leur prochain
qu’ils conduiront sagement leur automobile et respecteront la limitation de vitesse.
Bien sûr, il vaut mieux agir par amour que par crainte. Mais l’homme en est-il toujours capable ?
Les faits prouvent que non et l’angélisme fait souvent plus de mal que de bien : rappelez-vous « L’homme n’est ni ange, ni bête ; et le malheur veut que qui veut faire l’ange, fait la bête. » (Pascal)
La peur est le substitut de l’amour. Quand l’amour fait défaut, la peur devient nécessaire.
D’ailleurs, la crainte de Dieu, ce n’est pas seulement la peur d’un châtiment divin, comme celle qui torturait nos ancêtres. Souvenez-vous, les flammes de l’enfer ! Mais c’est aussi la peur de détruire la création divine, la peur d’abîmer la nature qui nous entoure et qui nous fait vivre, la peur de s’abîmer soi-même. C’est la peur par amour.
Celui qui possède l’amour véritable possède aussi la peur de tuer l’objet de son amour, de le salir, de le blesser.
Bien sûr, ces moines qui vénèrent l’œuvre divine au point de tout balayer sur leur passage par crainte d’écraser une invisible fourmi, poussent un peu loin le respect de la création divine. Mais la belle écologie n’est-elle pas la conséquence d’une grande peur aimante ou plutôt d’un grand amour inquiet ? J’aimerais tellement que certains conducteurs d’automobiles prennent conscience que trop de circulation dans une ville assombrit l’atmosphère et les poumons des enfants.
Peur d’abîmer la planète, mais peur aussi d’abîmer son corps, le temple, comme il est dit dans l’évangile. « J’aime trop ce corps pour le gaver de n’importe quoi », déclarait une danseuse, « et j’ai peur quand je dois manger dans certains restaurants. ». Et sa peur n’était pas égoïste. Elle ajoutait : « Mon corps ne m’appartient pas, il appartient à la scène. » Nous pourrions tous parler ainsi. Notre corps ne nous appartient pas, nous en sommes simplement responsables. Il appartient finalement à ceux pour qui nous agissons. Et ce corps, malmené, ce corps poubelle parfois, comme il souffre et comme il devient un pauvre outil qu’il faut toujours soigner alors qu’il devrait surtout nous aider à soigner les autres.
Je pense aussi à la fleur qu’on n’ose pas cueillir par crainte de la froisser et de lui faire perdre ses couleurs. Je pense à l’enfant fragile à qui ses parents devraient épargner des scènes douloureuses, quand surviennent la mésentente, la séparation, la guerre.
Hélas, on ne craint pas assez les conséquences de ce manque d’amour. L’égoïsme empêche la peur responsable.
Et quelle est belle cette délicate peur de décevoir l’autre qu’on aime et qui vous aime. Elle nous empêche de nous laisser aller, elle nous aide même à nous transformer, à nous embellir corps et âme, âme et esprit.
Refuser la peur, l’interdire, peut conduire aux pires catastrophes morales.
Dans certaines écoles où le directeur n’ose pas jouer son rôle d’autorité sévère, les jeunes instituteurs démunis sont parfois abandonnés à l’insolence, voire à la violence de certains élèves.
On n’ose pas faire peur, on n’ose pas punir, et l’on croit aimer.
Nous retrouvons cette situation dans la famille et surtout dans certains couples divorcés. On veut tellement être aimé par l’enfant, qu’on supprime tout ce qui pourrait lui déplaire.
Toute chose n’a-t-elle pas tendance à se transformer en son contraire ?
L’impunité de certains conduit souvent à la désespérance des autres. La confiance aveugle en l’autre est parfois un luxe qui peut coûter très cher. « Un alpiniste qui n’a jamais peur est un alpiniste dangereux », déclarait un secouriste. De même le médecin qui n’éprouve aucune crainte pour le malade, n’est pas toujours le meilleur conseiller.
J’ai confiance en toi parce que je sais que tu peux aussi t’inquiéter pour moi.
Mais la peur, souvent, se trompe de cible. C’est la mauvaise peur, celle qui provient de phantasmes, de superstitions, de préjugés. Que de peurs stupides nous possèdent parfois, disproportionnées, envoûtantes, dérisoires mais toutes puissantes, peur d’une araignée, peur d’un fantôme qui n’existe pas, peur du regard de l’autre… « Je bégaye surtout, disait un ami, quand j’ai peur de bégayer. »
Certaines peurs empêchent de voir la réalité. D’où viennent-elles ? De l’ignorance, de l’illusion, d’une mémoire infirme. Je me souviens d’une femme qui se croyait stupide et dont l’intelligence m’éblouissait. La timidité, qui empêche d’être soi-même, n’est-elle pas une petite maladie mentale qu’on devrait guérir comme un misérable furoncle ?
Bien sûr, trop de peur empoisonne. On peut même mourir de ces peurs stupides paralysantes, déformantes. Chassons les inquiétudes confuses, les vieilles superstitions qui aliènent. Toute chose peut se transformer en son contraire. La plus belle peur doit disparaître pour céder la place à l’immense joie de vaincre un danger, une fois la confiance retrouvée. Sinon, elle devient son contraire, peur destructrice.
D’ailleurs, la nature a horreur du vide. La peur juste, naturelle est remplacée par une peur organisée, mise en scène, commerciale. Une peur chasse l’autre : on a besoin de gardes-fous parce qu’on n’a pas assez peur pour sa vie ou pour celle des autres. On annonce bruyamment que la cigarette tue, alors que tous, jeunes et vieux, le savent très bien. La société organisée s’empare d’une peur que le citoyen a refoulée. D’où ces grandes campagnes publicitaires avec des images très choquantes pour réveiller brutalement cette peur absente. Et cela réussit un moment, on fait attention, on devient responsable, on cesse de jouer avec sa vie ou celle des autres, et puis, peu à peu, on oublie.
Certains médecins ont le courage de faire peur, d’inquiéter leurs patients pour qu’ils marchent, pour qu’ils bougent, pour qu’ils existent. Certains s’indignent même devant l’insouciance de leurs contemporains, ils sont rares.
Pour conclure, je dirai que la peur raisonnable est l’ombre de l’amour, elle la suit, pas à pas. Plus on aime, plus on s’inquiète parce qu’on attend beaucoup, parce qu’on espère beaucoup pour l’autre.
Mais de cette peur acceptée, on doit devenir le maître. Il est un temps pour la peur, un temps pour la confiance. On doit choisir ses peurs. Certaines peurs fantasques doivent être chassées, d’autres nous éveillent, nous protègent, nous amènent à grandir. La peur, quand elle est à sa place, devient compagne bienveillante.
« J’ai peur pour mon âme », disait le saint, « et pour celle des autres, parce que je les aime et que je désire pour eux splendeur et immortalité. »
La peur de l’acteur, sur scène, le trac, l’angoisse du chirurgien devant une opération décisive, ne se transforment-elles pas soudain en joie de donner, en joie de sauver ?
Quelqu’un disait un jour : « Seul Dieu pourrait ne pas avoir peur. » On lui a répondu : « Si, Dieu pourrait avoir peur pour ses créatures qu’il aime et qu’il a voulu libres ».
« N’ayez pas peur », disait Jean-Paul II, il aurait pu dire : « N’ayez pas de peurs stupides, disproportionnées, obsédantes, mais inquiétez-vous de ce qui est inquiétant, et que cette peur, juste, raisonnable, au lieu de vous transformer en bête traquée, vous entraîne à l’action, joyeuse, courageuse, fraternelle ». Quand la peur n’est pas irrationnelle, quand elle n’engendre pas l’égoïsme, elle peut devenir vraiment : l’ombre de l’amour, l’ombre de l’amour, parfaitement !
Quand elle ne lui fait pas de l’ombre…

Maxime Piolot

Éloge de la sexualité

« Désacralisation », mot souvent répété par ce vieux professeur de philosophie, quand on l’interrogeait sur toutes les douleurs du monde : exploitation de l’homme par l’homme, vulgarité artistique, dopage sportif, obésité des corps, débauche, pornographie… : désacralisation.

Il prononçait ce mot avec une telle tristesse, un tel accablement, que nous en avions le cœur tout retourné. C’était comme l’annonce d’une fin du monde. Il ajoutait parfois : « oui, vous devrez vivre avec cela, pauvres enfants, il vous faudra résister. »
Plus tard, seulement plus tard, j’ai compris le sens qu’il donnait à ce mot. Ce professeur était chrétien. « Dieu a créé les choses, disait-il, et il attend ou plutôt, il espère. Il espère que l’oiseau s’envole, que l’enfant se mette à parler, que l’homme et la femme s’aiment, qu’ils donnent la vie et qu’ils embellissent le monde. » Tout ce qui existe est pénétré de sens, d’attente divine, de sacré. Il existe un plan spirituel, un projet divin. Et la liberté humaine fait aussi partie de ce plan, de cette attente, liberté de participer à l’œuvre divine, de la prolonger sans la galvauder, sans la renier, liberté de créer sans détruire la création ; mais liberté aussi de nier le sacré, de le salir, liberté de désacraliser l’œuvre divine, liberté de trahir la mission divine de l’homme.
« L’existence précède l’essence », proclamait Jean-Paul Sartre, qui se prenait un peu pour un Dieu. Autrement dit, à nous de choisir nos valeurs morales, à nous de décider le sens de notre existence. Bien sûr qu’il y a du divin en l’homme mais c’est bien parce que Dieu l’a voulu. Ce n’est pas l’homme qui peut décider de ce qui est beau, de ce qui est bien, de ce qui est vrai. Les légendes, les traditions, les religions et cette voix, tout au fond de nous, qui cherche à se faire entendre, si on savait les comprendre, quel enchantement !
Quel enchantement de reconnaître le divin dans le travail de l’homme, dans le pain sur la table, dans le moindre regard échangé, dans tout geste quotidien, dans la caresse des corps. « La poésie, disait Cocteau, c’est enlever la poussière des meubles ». Mallarmé parlait de « redonner un sens aux mots de la tribu ». Dans toute chose, on peut retrouver un peu de la signature divine.
Parmi les inventions de Dieu, l’une des plus admirables pour le regard qui sait voir, semble être la sexualité, mystérieuse sexualité, première victime de la désacralisation générale.
Dans ce domaine, comme dans beaucoup d’autres, nous ressemblons parfois à des bateaux ivres, sans but et sans pilote. Nous errons, ballottés par des vagues et des courants qui surgissent et disparaissent. Parfois, un marin demande quel est le but de ce voyage. On lui répond : « celui que tu décides toi-même. » L’existence précède l’essence. C’est cela, la désacralisation, on a perdu le sens du voyage et de tous les actes qui l’accompagnent. Alors chacun suit son voyage préféré, qu’il vienne du ventre ou d’ailleurs, ses rêves fluctuants, les phantasmes de son époque.
Notre mission d’homme n’est-elle pas de percevoir les intentions divines et de tenter de les prolonger librement, joyeusement, dans un temps où la complaisance, l’égoïsme et l’indifférence triomphent ?
Dans la nature, pour que la vie se donne et se perpétue, Dieu, grand metteur en scène, a imaginé d’incroyables stratagèmes. La parade, le parfum, les formes, le désir, le plaisir, attirent les êtres et les précipitent les uns vers les autres. L’homme et la femme, eux-mêmes, sont pris dans ce tourbillon instinctif et divin. Ils se désirent, se connaissent et parfois la vie en découle. Bien sûr, aujourd’hui, grâce à la contraception, on peut facilement oublier le lien entre la vie que l’on peut donner et cette rencontre des corps. Pourtant, ce lien existe dans le plan divin, comment le nier ? La vie qui désire apparaître scintille, quelque part, comme un appel.
Mais, reconnaissons-le, nous avons de moins en moins envie de nous encombrer de créatures nouvelles, plus ou moins faites à notre image, contrairement à d’autres époques où une famille abondante signifiait le bonheur, la prospérité, l’accomplissement. Il était tellement difficile de survivre et puis donner la vie apparaissait comme l’acte le plus sacré au monde.
Mais alors, la sexualité a-t-elle perdu de son pouvoir quand s’estompe le désir de donner la vie ?
Non, la sexualité c’est aussi la rencontre.
Beaucoup, aujourd’hui, échappent à la solitude grâce à la rencontre amoureuse. Ils se plaisent, se charment, se rassurent et osent l’intimité des corps. Le lien charnel soude l’union. Parfois, ils n’en restent pas là et construisent une véritable relation qui peut même durer toute une vie. L’instinct sexuel peut jouer un rôle d’ambassadeur et s’effacer un jour pour faire place à la tendresse, à l’échange spirituel. Il peut aussi bien sûr les accompagner. Il a donné vie à un couple, et quels beaux fruits un couple peut offrir, aussi bien à ces deux qui s’aiment, qu’au monde qui les entoure ! On peut encore parler d’une rencontre sacrée.
Mais, hélas, trop souvent, l’instinct sexuel s’est complètement détourné de sa vocation et de l’harmonie dans laquelle il doit se fondre. Il devient tyrannique, profitant d’un certain vide autour de lui. Une actrice célèbre écrivait dans ses mémoires : « Je n’ai jamais eu d’amis, je n’ai eu que des amants ». Il faut dire que l’amitié, la véritable amitié qui permet des liens profonds et durables, n’est plus à la portée de tous, alors le désir sexuel s’insinue partout pour donner du piment à l’existence.
« Tout est sexuel ! » affirmait un roi de la communication, tout fier de son affiche où une splendide tomate s’était métamorphosée en sein voluptueux, et c’est vrai que cette tomate a triplé ses ventes. « Tout est sexuel », comme on disait autrefois : « tout est politique ».
D’ailleurs, moins on a d’idéal, plus on s’intéresse à son ventre, et l’on assiste alors à la tyrannie du sexe qui s’affranchit de l’amour après s’être affranchi de l’instinct de vie.
Que de couples qui se déchirent parce que l’homme ou la femme n’a pas su résister à l’attirance vers un autre être au nom de la loi du désir, de la fatalité ou d’un éventuel karma.
Et que dire de ce romantisme de pacotille, de ce mysticisme charnel qui exalte la sensation, la passion fugace, le coup de foudre irrésistible qui dure le temps d’une année scolaire ou d’un stage. « Il faut bien que le corps exulte », chantait Jacques Brel.
En attendant, l’instinct sexuel se prostitue, il se vend à la publicité, il se commercialise, il devient somnifère et remède à l’ennui. Il se désacralise, lui, si noble, si essentiel.
N’est-elle pas horrible cette expression : « faire l’amour » ? Un Don Juan moderne qui se croyait lettré, faisait la fine bouche et déclarait : « Je préfère l’expression « faire Vénus », c’est plus raffiné ».
Ainsi, cet instinct sexuel dont nous savons qu’il peut engendrer vie et amour, se laisse détourner de l’essentiel. Il devient but dérisoire ou tyrannique, alors qu’il devrait permettre l’épanouissement du couple et l’éclosion de la vie.
On « s’éclate par le sexe », on « prend son pied », avec un peu de sentimentalité pour sauver la face et l’on s’en va, fier et soulagé de ne pas avoir à faire de promesses. On séduit aussi, on possède, on « chasse un gibier » de plus en plus facile parce que souvent désœuvré ou nostalgique d’un paradis perdu.
« La seule excuse de Dieu, proclamait Albert Camus, c’est qu’il n’existe pas ». Alors, tout devient possible et tout peut même se retourner en son contraire. Tous les jeux érotiques sont permis, qu’ils soient hétérosexuels, homosexuels, échangistes, orgiaques. On peut tout justifier sans le regard divin, on peut tout relativiser, on peut tout renier, par exemple la pudeur, la fidélité, le dépassement et parfois même le renoncement.
La conscience populaire, heureusement, se révolte encore contre les actes de pédophilie. Le corps de l’enfant demeure sacré aux yeux de la majorité, du moins en Europe. Le tourisme sexuel, hélas, n’épargne plus les enfants de certains pays pauvres.
On voit donc à quel point, lorsque l’homme perd son lien avec le monde spirituel, avec le verbe sacré, il devient étranger à l’essence des choses. La sexualité, l’un des fleurons de l’œuvre divine, se galvaude et dégénère. On oublie tout simplement que si Dieu n’est pas « puritain », loin de là, il est exigeant pour la grandeur de l’homme et pour sa dignité.

Maxime PIOLOT